Faut-il qu’une œuvre soit aimée de tous ?
Claude Pélieu /La Crevaille
Claude Pélieu
Je suis un cut up vivant
et La Crevaille
(ouvrage collectif autour de)
présenté par Pierre Joris
L’Arganier, 2008
Les Surréalistes aimaient l’amour… Claude Pélieu aimait l’amitié. Et, sa vie durant (1934, Beauchamp, Val d’Oise – 2002, Norwich, État de New York), au fil de ses rencontres, il donna vie à d’innombrables relations amicales de par le monde, essentiellement en France, aux États-Unis, en Allemagne et en Inde, grâce à une correspondance aussi dense qu’intense et qui fut une autre forme de son œuvre de poète éructant et de collagiste. Tissant un formidable réseau d’amitiés indéfectibles, comme le dit Alain Jégou qui était dans ses pensées et dont il relisait la biographie de Kerouac jusqu’aux derniers moments de sa vie – avec le souvenir récurrent de Burroughs, Ginsberg, Kaufman – et tout en faisant la cueillette / des étoiles / pour Mary – il avait un véritable talent pour les faire se rencontrer et créer souvent à distance des relations étroites et fructueuses entre eux par delà les océans et les continents.
Alain Jégou – poète, marin, prit, deux ans après sa mort et en accord avec Mary Beach, à qui il était allé rendre visite à Cherry Valley, N.Y. en 2004, deux ans avant sa mort à elle, l’initiative de rassembler textes, témoignages, lettres, photos et collages qui devinrent cette somme particulièrement riche et dense (plus de quarante contributeurs) qui est ce que nous avons de plus proche jusqu’à présent d’une bio-bibliographie non linéaire illustrée au travers de laquelle apparaît un portrait à la fois de Claude Pélieu lui-même et de cet extraordinaire couple devenu mythique – leur travail est indissociable – qu’il forma avec Mary Beach à partir de 1962. Alain Jégou qui pouvait ressentir et écrire ceci juste après sa disparition :
Retour de vents
Et de chaluts lointains
Une vague de tristesse
submerge l’horizon
Alain Jégou qui a aussi entrepris de réaliser, dans les années à venir, l’édition de l’œuvre complète de cet unique poète Beat français – trait d’union entre ceux de la Beat Generation américaine, les générations montantes d’Europe et d’au-delà, je pense en particulier à Pradip Chadouri en Inde qui fut avec sa revue entre 1966 et 1987 un point de convergence particulièrement animé de la horde toute entière des poètes beats et qui qualifie de phénoménale l’amitié qui l’unissait à Claude. Dans son texte, brillamment écrit, un des plus émouvants de ce recueil, il affirme que Claude Pélieu est le poète, au moins en France, qui a électrifié la poésie de la même manière que le rockn’roll a électrifié la guitare.
L’ouvrage collectif Je suis un cut-up vivant est une composition en sept parties. Scripts et contre-scripts : inédits de Pélieu (à commencer par une adresse à Claudel qui donne le ton), Internationale Hallucinex… : lettres et hommages dont un dessin message de Ferlinghetti pour ces deux étoiles étincelantes de l’art bilingue rebelle et insurgé… traducteurs de génie , Autour de…lettres et interviews qui nous permettent de reconstituer l’itinéraire de ces deux errants travailleurs, Voyage en Infra Noir : notations, évocations, réflexions plus critiques – Alain Jouffroy se positionnant comme ayant maintenant dépassé Pélieu, cet individualiste, révolutionnaire, solitaire, indépendant et farouche , Speed Forum : quelques textes à la Claude, et enfin Cherry Valley : le témoignage des enfants de Mary : Jeffrey et Pamela mariée à Charles Plymel, eux aussi embarqués dans l’aventure créatrice, et – modestement – une ébauche de bibliographie, de pas moins de vingt pages établie par Benoît Delaume, son dernier éditeur, qui ne lui a pris qu’une dizaine d’années de recherches…
Publié en même temps et présenté par Pierre Joris, La Crevaille, dernier recueil de poèmes de Pélieu – des haikus, selon lui -, écrit alors qu’il finissait sa vie, le sachant, à l’hôpital, terrassé par l’arthrite, le cancer, après deux amputations et une vie d’excès de boisson et autres substances qui ne l’empêchèrent pas d’arriver à ces mots :
Les graines
de l’ennui
traversent la vie
et de se rappeler avec tendresse ses premières années françaises :
l’enfance en filigrane
les grands-parents
débordent de gentillesse
nos années de communale –
de catéchisme,
sous les bombes
& les fusées éclairantes
Suivies à peine vingt ans plus tard de cette guerre d’Algérie et de ses codes de lobotomie, qui prit à cet ex-para trois longues années et le changea à jamais. Quand il revint en France, en 1959, la vie pour lui n’y était plus possible. Après un jeune mariage qui le mena jusqu’en 1962 d’une minuscule chambre d’hôtel rue de l’Arbalète et de dix-huit mois d’ étouffoir à l’Ile de Ré à la constatation qu’il en était arrivé à du travail / famille / bocal, un sursaut lui fit souhaiter une dimension plus exaltante. Il cherchait un autre pays où vivre. Aucun qui me convenait, raconte-t-il .
En 1962, à Paris, une bande d’Américains au cœur de laquelle se trouvait Mary Beach, lointaine petite cousine de Sylvia Beach qu’elle n’avait d’ailleurs vue qu’une fois en 1960 ou 61, le menèrent à une révolte radicale, et à un décrassage de mots : ce fut l’aube prometteuse d’une ère de quarante ans de travail à deux, d’écriture, de traduction, de peinture pour Mary, de collages pour lui, essentiellement aux États-Unis : à San Francisco puis à New York, ville et État, un séjour à Londres et dans le Sussex de 1970 à 1975 et une incursion mitigée de seize mois en France (un studio à Caen) en 1992-93. En 1982, ils avaient totalisé 67déménagements (d’autres allaient suivre), battant le record de Cendrars : 65, mais pas celui d’Hokesaï : 1967… Selon Alain Jouffroy, l’exil, quand les poètes le choisissent, correspond en fait à un exil intérieur , une forme de séjour naturel. Loin d’en souffrir, ils en sont fiers… ils en font tôt ou tard un tremplin – la planète est leur seule patrie . D’ailleurs il faut bien reconnaître que les nulle part se révèlent souvent propices au travail…
En 1962, Mary avait été éblouie par l’écriture de Claude. Elle traduisit immédiatement ce qui devint Automatic Pilot aussitôt envoyé à Lawrence Ferlinghetti qui les invita en retour. Avec manuscrit et bagages, ils prirent au Havre un bateau pour San Francisco, arrivèrent, via le canal de Panama, à bon port le 6 novembre 1963. C’est ainsi que, peu après, dans la librairie de Ferlinghetti, City Lights, ils rencontrèrent Allen Ginsberg, Peter Orlovsky et Gregory Corso. Ginsberg avait lu Automatic Pilot . Il demanda à Mary de traduire ses recueils en français. Elle accepta et Claude – qui s’était immédiatement adapté à l’espace et à la qualité de contact et de communication américaines : au bout d’une semaine à San Francisco, c’était déjà plus facile pour moi , disait-il – était là pour l’aider…
Ainsi naquit cette collaboration habituellement qualifiée de géniale grâce à laquelle plusieurs des œuvres majeures des écrivains de la Beat Generation passèrent en francophonie 1 . Il a parfois été reproché à Claude et Mary de prendre beaucoup de liberté avec les textes originaux, voire trop, et de s’en éloigner librement. Ils en rendirent parfaitement l’esprit. Pour Burroughs, ils étaient ses traducteurs favoris . Mary disait pourtant qu’il était dur de traduire ses cut-ups . Et Claude voyait la traduction de la poésie comme un boulot très emmerdant, mal payé…malsain de fouiller les Anuscrits des autres. Nous avons fait, supermission impossible.
Ils étaient déjà lancés dans ce travail, à San Francisco, quand Ginsberg leur offrit de venir dans son appartement à New York. Ils y vécurent ainsi qu’au foisonnant Chelsea Hotel où ils firent la connaissance de Burroughs, d’Ed sanders, notamment. C’était une époque inoubliable. Nous avons travaillé dans une atmosphère extraordinaire. Ce n’était partout qu’inspiration, imagination et invention. Des années 60 et 70 Jürgen Ploog dit : Tout ce qui déroutait retenait immédiatement l’attention. Un courant de changement balayait les continents en secouant la chambre grise des consciences.
A partir de 1965, Claude écrit aussi de plus en plus, dépassant les influences antérieures (Surréalistes, Céline, Artaud, Prévert) et avançant sans entraves dans une langue neuve, audacieuse, radicale, faite d’images. Hâchant, juxtaposant, inventant sans restrictions d’aucune sorte mots, images, idées, inventions…L’écriture de Pélieu ne ressemble à aucune autre. La plus proche est sans aucun doute celle de Burroughs, qui pratiquait déjà, avec Brion Gysin, le cut-up , autrement dit l’écriture avec des images. Mots et images étaient découpés, pliés, collés . Brion Gysin pensait que l’écriture avait cinquante ans de retard sur la peinture. De plus, pour Burroughs, le cut-up était une définition de la vie, à laquelle Pélieu ajoutait un peut-être, sûrement, peut-être pas qui dit tant le doute que l’ironie.
Je suis un junkie de l’image … J’ai composé ces textes sauvages pour conjurer la fantastique gueule de bois de ma génération. Avec un verbe scandaleux et provocateur, sa faculté de vision était immense, en dépit d’une apparence conventionnelle et soignée – comme Burroughs. Levé tôt, rasé de près, bien habillé, il menait une vie disciplinée : passait ses journées à travailler – avant de passer à l’étape verbale et sociable des excès, de l’absurde et de l’humour mordant. Nous sommes nombreux à avoir ce souvenir de Claude, riant, verre en main, éructant de savoir la liberté en deuil, se déchaînant contre cette humanité / incapable de mourir / de honte de chagrin, sarcastique dans son extrême innocence…
Claude vivait sa mort… n’avait jamais su gagner sa vie… avait vécu à côté de la plaque depuis plus de 40 ans – éternel détour, parfum la chance. Le Pélieu des années 70 : un vieil ado qui croyait encore au Père Noël (Bruno Sourdin) . Pas étonnant que dès son plus jeune âge, il se soit déchaîné contre Claudel, entre autres, lui qui se trouvait aussi aux antipodes de René Char ou d’Yves Bonnefoy… C’était un homme jovial, toujours prêt à faire une bonne blague (J. Ploog). Il était grand. Sa personnalité et son cœur rayonnaient. Dans chaque mot, dans chaque petit geste, il se révélait généreux et honnête, des qualités qui lui venaient d’une grande sensibilité et d’une grande capacité d’empathie. (James Rasin). Il faisait preuve, avec Mary, dont la mise était aussi soignée que la sienne, d’un grand sens de l’hospitalité. Il aimait écouter autant que parler. (J. Rasin)
Mary Beach était née en 1919 aux Etats-Unis, d’une famille originaire d’Angleterre arrivée en Amérique sur le Mayflower. Peintre expressionniste, elle avait vécu à Paris dans sa jeunesse, avait gardé de cette période un souvenir heureux et de création sans entrave, puis à Saint-Jean-de-Luz, Pau pendant la guerre, Strasbourg, de nouveau Paris. Après la mort de son mari en 1959, élevant ses deux enfants, elle continua de peindre. Quand elle entreprit le travail de traduction des écrivains Beats, en 1964, ce fut au prix d’un abandon pendant dix-huit ans de son travail de peintre.
En 1965-1966, Ferlinghetti partit pour l’Espagne et lui confia City Lights. Elle en assurait la gestion quotidienne mais c’est elle aussi qui recevait les manuscrits qui arrivaient. Je gardais ceux que je trouvais bons pour que Lawrence les lise et choisisse ceux qu’il publierait. Claude m’aidait bien sûr… Il faut rappeler son rôle, maintes fois évoqué, dans la découverte de Bob Kaufman, ce sauvetage du néant de poèmes qui allaient être jetés et qu’elle récupéra dans une corbeille à papiers. Golden Sardine (Sardine dorée) fut publié par City Lights en 1967.
En 1966, elle décida de devenir Éditeur et créa Beach Books, Texts and Documents et publia Pélieu, Burroughs, Weissner, puis Liberty or Death, revue sur la convention démocrate de Chicago en 1968.1967 fut une année charnière pour Claude, celle de la publication du C ahier de l’Herne n°9 Burroughs Pélieu Kaufman . La reconnaissance en France de la singularité de son œuvre autant que de son rôle de passeur. Claude écrivait toujours en français : des bribes, des associations, des sons, des successions d’images, de sons, de notations, des visions pas toujours si excentriques ni nuageuses que ça : Il est vrai que les Américains vont provoquer une énorme catastrophe avec leurs déficits , écrivait-il en 1971. Il utilisait les phrases courtes, les tirets, les slashs et l’on sent les influences de Tzara, Artaud, Jacob, Michaux et Céline, seul écrivain français qui, pour lui, restait, finalement.
Comme les écrivains beats que requéraient la pensée et la volonté de transformation de leur pays, il avait cette préoccupation tant de la réalité française que de la réalité américaine et faisait bon poids : Le business avec les Français est infernal, édition, argent, politique, cliques et chapelles … L’Amérique est une vilaine petite planète sclérosée par la violence, la corruption, la bêtise, le fanatisme… Ses deux injonctions : CHANGER OU DISPARAÎTRE et VOUS ÉCRIREZ TÉLÉGRAPHIQUEMENT OU VOUS N’ÉCRIREZ PLUS DU TOUT. Il s’agit de la NOUVELLE FAÇON DE VOIR ET D’ENTENDRE, de respirer, de créer… et c’est ici que les choses se passent, ici, vite, maintenant ( Le Journal blanc du hasard )…
En 1968, Claude eut envie de revenir en France et ils ne trouvèrent pas mieux que de se poser, en mai, rue de Vaugirard puis tout près de la rue Gay-Lussac… Il aima… Retour à San Francisco, puis Hawaï jusqu’au printemps 1969, période où Carl Weissner vécut quelques mois avec eux. Re-San Francisco, New York, le Chelsea où ils se trouvaient quand Kerouac mourut en octobre.
En 1971, ils partaient pour l’Angleterre. C’est l’été, trembles, peupliers argentés, bouleaux, une rose s’épanouit, le paysage s’allume, le soleil couchant lèche l’horizon – cartes postales tièdes retenant l’esprit de la terre… nous hurlons de rire avec les fleurs… le silence déchire les vagues au-dessus de Silver Creek… En 1973 : Je ne sais pas du tout ce que nous allons faire… j’aimerais bien retourner aux U.S.A. ou au Canada (propos rapportés par B. Sourdin). Ils allaient rester en Angleterre jusqu’à la mort du père de Mary Beach en 1975. Grâce à la société familiale, à l’instar de Burroughs, Mary bénéficiait d’un trust fund de 12 000 dollars par an qui leur assurait au moins le quotidien…
En 1976 et 1977, ils firent une incursion à San Francisco et à Mill Valley. Commentaire de Claude sur la Californie de ces années-là : atroce… C’était triste…tout était fini … On est rentrés à NYC. Puis Ginsberg les entraîna vers le nord, leur offrant l’hospitalité de Cherry Valley. Claude Pélieu sut alors qu’il était aux États-Unis for good. Sa santé commençait à décliner : il subit en Floride une grave opération : la moitié d’un poumon jeté aux crocodiles , avec de nombreuses séquelles. Dans les années 80, il dut réduire les excès. Il avait arrêté d’écrire sauf pour quelques revues et des textes pour ses innombrables amis. Mais il pratiquait plus que jamais le collage. Rien, des collages, je compte les flocons de neige . En 1986, ils vivaient à Cooperstown où ils apprirent la mort de Bob Kaufman.
En 1992-93, seize mois à Caen furent une ultime tentative de vie en France : J’ai trouvé plus de gens gentils et courtois qu’avant. L’inefficacité, la crasse, c’est toujours la même chose…une espèce de misère sociale – vachement grise et installée pour presque toujours… la désillusion, cette fois définitive, l’emporta tant à propos de l’avenir de la France que de son avenir à lui. C’est alors que Bruno Sourdin le rencontra, réalisant son interview-témoignage. Après Caen, ce fut à nouveau Cherry Valley, et Chenango et Norwich (76 e déménagement) où l’immeuble superclean et équipé qu’ils habitèrent d’abord brûla en pleine nuit. 1997 : mort de Ginsberg. 1999 : mort de Burroughs. Ils étaient de plus en plus raides, fatigués, malades et découragés (B. Sourdin) . Ils n’avaient pas réussi et ne réussirent jamais à récupérer tout ce qu’ils avaient laissé en France, livres, archives, correspondance, collages, peintures. No luggage no Past…made in France, mind in America.
Par périodes, Pélieu ne voulait plus écrire, pas même une carte postale… mais cela n’a jamais duré. Il est toujours revenu à l’écriture, sa vraie raison d’exister. (B. Sourdin) Et quand l’arthrite l’empêchait d’écrire, c’est Mary qui écrivait ses lettres mais il réussissait quand même à faire des collages sur l’enveloppe…
Le mot de la fin à Pradip Chadouri : Notre vie n’est pas réelle mais nos lettres d’amour le sont, elles. Que même après sa grande disparition Claude soit vivant dans l’esprit de ses amis, c’est en soi une histoire, une histoire éternelle dans le domaine de la poésie, de l’art et de l’aventure.
Jacqueline Starer (2009)
Crédits photos : http://realitystudio.org/scholarship/nothing-here-now-but-the-lost-recordings/ Reality Studio / A William S.Burroughs Community
Lire également l’article « Je suis un cut up vivant » sur le blog de la Nouvelle Revue Moderne : http://nouvellerevuemoderne.free.fr/cut-up_vivant.htm
Il ne faudra jamais oublier la magistrale et inspirée « Anthologie de la poésie de la Beat Generation » de Jean-Jacques Lebel, Denoël, Paris, 1965.